Rencontre avec Audrey Tenaillon et Laurence Chabot

Publié le 16 septembre 2024

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L’art de scénographier l’histoire et les sciences à la Manufacture

Dans cette interview, la scénographe Audrey Tenaillon et la muséographe Laurence Chabot révèlent les coulisses de leur collaboration pour installer l’Espace des sciences dans l’ancienne Manufacture des tabacs. Découvrez comment elles ont sculpté un parcours muséographique alliant respect du passé industriel et innovation scientifique, tout en naviguant entre complexité historique et défis éthiques.

Quels étaient les grands enjeux de votre mission à la Manufacture ?
L’Espace des sciences de Morlaix n’est ni une reconversion de la Manufacture faisant abstraction de son passé, ni un musée dédié à la culture industrielle. Le visiteur y trouve une salle dédiée à la géologie du massif armoricain, pourra observer le fonctionnement d’un pendule de Foucault, ou aborder l’astronomie dans le jardin des planètes. Dans l’Atelier, il joue sur des modules interactifs présentant de manière inédite de grands principes scientifiques.
L’histoire sociale et industrielle du site lui est également racontée, au travers de quatre salles dédiées à la présentation de l’activité de la Manufacture. Elles donnent à explorer la filière tabac, de sa culture à sa transformation, sa consommation, ses régulations et ses conséquences sur la santé, ainsi que l’histoire technique et sociale de la production. On retiendra particulièrement de la visite la salle des Moulins, décor authentique remarquable, classée Monument Historique, temps fort du parcours.
La pluralité et la diversité de l’offre font donc de l’Espace des sciences un équipement original, présentant différents points d’intérêt pour un large public. Il est toutefois évident que la problématique essentielle de la scénographie a été de rendre intelligible la double vocation des espaces d’exposition de la Manufacture de Morlaix, d’accompagner le visiteur, et d’apporter une cohérence globale au parcours proposé.

Comment avez-vous procédé ?
Ce lieu hybride aborde la mémoire du site avec une approche scientifique faisant sa particularité et définissant son identité. La médiation scientifique, telle que pratiquée par l’Espace des sciences, mise avant tout sur l’expérimentation, la mise en condition du visiteur, la manipulation. Le texte n’est pas le recours principal pour aborder les concepts, la démarche expérimentale qui respecte la nature propre des sciences est privilégiée. Au discours pédagogique imposé on préfère le questionnement, et la mise à disposition d’éléments de réponse au travers de dispositifs interactifs. Face aux thèmes très divers, cette approche scénographique assure la cohérence de l’ensemble. Il s’agit ici d’adopter systématiquement un angle de vue scientifique pour aborder les sujets patrimoniaux : botanique pour le tabac, économique pour sa commercialisation, architectural pour la construction de la Manufacture, mécanique pour la transformation du tabac, etc. La place de l’expérimentation, de l’interactivité, des dispositifs numériques permettent au visiteur de retrouver des codes communs aux différents espaces d’exposition, de s’interroger également sur la partie historique. Par exemple, les explications sur les principes mécaniques des machines présentées sont mises en relation avec les expérimentations de l’Atelier. Cette approche des contenus est traduite par une démarche de médiation commune aux thèmes scientifiques et patrimoniaux. C’est un angle de vue qui fédère l’ensemble et stimule la curiosité.

Comment transmettez-vous les contenus aux visiteurs ?
L’approche scientifique est grand public. Il s’agit d’une initiation, d’observations de phénomènes physiques chimiques biologiques. La médiation est ludique et expérimentale pour les expositions scientifiques. Pour les thèmes historiques, on rend compte de manière vivante et implicative de la mémoire ouvrière. La mémoire est incarnée. On cherche à ce que les visiteurs puissent s’identifier à un panel de personnages représentatifs des différentes catégories de personnels travaillant à la manufacture plutôt que de rester dans une approche documentaire et distanciée… Selon les époques, ces personnages accompagnent les visiteurs sur les supports de médiation. Ces mises en scène aident les visiteurs à se projeter dans l’histoire, elles composent un scénario incarné reliant les différents espaces traitant de l’histoire. S’adressant à tous les publics, la médiation initie aux thématiques grâce à un panel d’expériences sensorielles immersives variées sur tous les registres. Elle invite les visiteurs à être acteurs de leur visite pour s’approprier les contenus.

Comment s’intègre la scénographie dans les espaces de la Manufacture ?
L’importance des volumes et la qualité de l’architecture industrielle de la manufacture orientent vers des choix scénographiques qui laissent les perspectives ouvertes pour appréhender ces grands espaces, à l’identité très forte. Au-delà des moyens de médiation, nous encourageons l’imagination des visiteurs pour les replonger dans l’agitation du lieu lorsqu’il était occupé par les ouvriers et les machines. L’écriture est inspirée de certains registres du monde industriel ou scientifique (ateliers, verrières, table de travail, mobilier de métier…). Nous avons opté pour des matériaux simples et pratiques, avec une large place laissée aux images, textes et manipulations. Une écriture contemporaine a été privilégiée à travers le dessin des formes et le graphisme. L’architecture de la manufacture résonne ainsi avec les scénographies qui participent pleinement à mettre en valeur le monument et son patrimoine. Le design est sobre, poétique, proche des installations artistiques, parfois théâtral laissant toujours l’architecture respirer. Le bâtiment constitue l’écrin dans lequel les scénographies se nichent.

Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
Le fonds d’archives sur l’histoire de la Manufacture est considérable. Il a été nécessaire de l’analyser pour mettre à disposition du public des informations précises. Mais il importait également de comprendre le fonctionnement technique des machines, de s’intéresser à l’histoire du tabac depuis son introduction en Europe au XVIe siècle, à l’architecture sous Louis XV ou aux ingénieurs du Monopole. Le sujet est immense, nous avons dû opérer des choix avec les équipes de l’Espace des sciences.
Le thème du tabac pose également des questions d’éthique et invite à quelques précautions. On sait aujourd’hui qu’il est nuisible à la santé et sa promotion est totalement interdite et passible d’amende. Très attractif dans son mode de représentation sociale durant plusieurs siècles, le sujet du tabac traité dans l’exposition ne doit pas tomber dans le registre de la nostalgie de ces références. Il y a un certain nombre de mythes et d’illusions sur le tabac à déconstruire. Mais nous considérons que de montrer l’évolution des graphismes des paquets de tabac ou des publicités fait partie de l’histoire. Cela permet d’évaluer la prise de conscience progressive de la société sur les dangers du tabac. Le discours général sur le tabac ne doit pas non plus culpabiliser les fumeurs mais plutôt les encourager à évoluer dans leur comportement. Nous avons tenu compte de ces questions dans notre salle sur le tabac.

Audrey Tenaillon masKarade

Audrey Tenaillon, scénographe passionnée depuis sa sortie de l’École Camondo à Paris, se consacre à révéler des lieux chargés d’histoire et à valoriser des territoires, des patrimoines, et des collections à travers des projets de scénographie variés. Son expertise s’est affirmée au fil de projets divers, allant du pavillon de la Confédération à l’Expo 02 en Suisse, à des expositions permanentes dans des monuments historiques et des centres d’interprétation, en passant par des écomusées, des maisons de site, ainsi que des expositions temporaires et itinérantes dans diverses institutions muséales.

Laurence Chabot est muséographe et conceptrice multimédia avec plus de 20 ans d’expérience. Spécialisée dans la conception multimédia, elle crée des expériences de visite accessibles et attractives en s’appuyant sur un travail documentaire rigoureux et une analyse précise des sources. Elle collabore avec diverses agences de scénographie pour définir les parcours d’exposition, concevoir les moyens de médiation (textes, iconographies, maquettes, outils interactifs, supports audiovisuels), et rédiger les contenus. Laurence Chabot a également mené des études de programmation pour de nombreux projets ambitieux, facilitant ainsi la projection des maîtrises d’ouvrage dans leurs futurs équipements.