Les anciens ouvriers témoignent

Publié le 9 septembre 2024

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À travers les témoignages d’anciens ouvriers, découvrez l’histoire de la Manufacture de Morlaix, un pilier de l’économie et de la vie sociale de la ville. Michelle Troadec, Jean-Pierre Beuzit, et Édith Corbel Castel partagent leurs souvenirs de ce lieu emblématique, aujourd’hui transformé en Espace des sciences. Entre anecdotes personnelles et regards sur la réouverture du site, ces récits nous plongent au cœur d’une époque où la Manu faisait battre le cœur de Morlaix.

Michelle Troadec, ouvrière de 1971 à 2000

Je suis arrivée à la Manu le 1er mars 1971. Pendant deux jours, j’ai travaillé à l’écôteuse, puis je suis passée au Ninas. On travaillait en horaire normal, de 8h30 à 12h et de 13h30 à 17h30, pendant deux ans. Ensuite, comme il manquait du monde, j’ai accepté de travailler en double équipe, une semaine de 6h à 14h et la suivante de 14h à 22h. J’ai toujours préféré travailler le matin. On faisait 40 heures par semaine. Après ça, j’ai travaillé sur les machines MIL, aux capeuses, pour les cigarillos, comme les Havanitos et les Reinitas, et j’y suis restée 20 ans. Avec l’ancienneté, j’ai été transférée à la couperie, où l’on coupait les cigares. C’est là que j’ai vraiment aimé mon travail. J’avais plus de liberté avec la machine, au lieu de suivre une cadence imposée. J’ai quitté la Manu en décembre 2000, juste avant Noël, dans le cadre d’une préretraite. Il fallait avoir 50 ans pour en bénéficier.

Ce qui m’a marquée dès le début, c’était le travail sur machine. Quand j’ai visité pour la première fois, j’ai été impressionnée par l’organisation de la production. Tout était si bien orchestré, de l’arrivée des matières premières jusqu’à l’emballage des produits finis. Chaque étape s’enchaînait sans accroc.

Le premier moment marquant pour moi, c’était mon arrivée. J’ai ri pendant des années et j’ai profité d’une super ambiance avec mes collègues Edith, Martine et Danièle. Mais le premier plan social de 1987 a été difficile. On a commencé à craindre pour nos emplois, et l’ambiance a changé, la solidarité s’est effritée. Je ne dirais pas que je suis particulièrement fière de quelque chose. J’ai fait mon travail, c’est tout. Mais je suis reconnaissante à ma belle-mère de m’avoir encouragée à travailler à la Manu. Grâce à ça, on vivait mieux qu’avec un emploi ailleurs. Le salaire était meilleur, et on savait qu’on avait de la chance. On nous appelait parfois les « aristocrates de la classe ouvrière ».

La Manu, c’était une vraie chance pour Morlaix. Avec l’hôpital et Le Télégramme, c’était une institution. Presque tout le monde connaissait quelqu’un qui y travaillait. La Manu faisait vivre la ville, et dans certaines familles, les deux salaires du couple venaient de là. Elle faisait battre le cœur de Morlaix.

Quant à la réouverture du site et sa transformation, je suis vraiment contente. La réouverture avec les cinémas La Salamandre, le SEW, l’éditeur, et l’IUT a donné une nouvelle vie à cet endroit. Au moins, la Manu n’a pas été détruite, et ce qu’ils ont fait est magnifique. Maintenant, tout le monde peut accéder aux archives et voir comment ça se passait avant. La rétrospective de tout ce qui s’est passé à la Manu, c’est formidable. C’était une continuité de plusieurs siècles, du travail manuel à la modernisation avec les machines. C’est incroyable de se replonger dans cet univers. Pour moi, c’est comme retrouver ma jeunesse.

Michelle Troadec ancienne ouvrière. Manufacture de Morlaix
Jean-Pierre Beuzit
Jean-Pierre Beuzit, mécanicien régleur, puis chef d’atelier principal, de 1969 à 1999

Tout a commencé en 1969, quand j’ai réussi l’examen de mécanicien régleur à Morlaix. J’ai été sélectionné parmi 26 candidats, et c’était le début de mes 30 ans à la Manu. J’ai commencé comme mécanicien régleur dans l’atelier des Chiquitos, où je m’occupais des machines utilisées pour fabriquer des cigares. Ensuite, j’ai occupé plusieurs autres fonctions au fil des années.

Après mes débuts dans l’atelier des Chiquitos, j’ai gravi les échelons. En 1987, je suis devenu chef d’atelier des mécaniciens régleurs en production. Je supervisais les mécaniciens de chaque atelier et les responsables des essais produits et matériels. J’étais aussi chargé de tester de nouveaux produits sur les chaînes de production pour voir si ça fonctionnait bien. Puis, en 1997, deux ans après l’incendie de l’atelier du paquetage, j’ai été nommé chef d’atelier du paquetage. J’avais pour mission d’optimiser la production. Avec les mécaniciens, nous avons trouvé des moyens d’améliorer les machines pour réduire les temps de réglage sans pénaliser les ouvrières. On a même inventé le “câpage inversé”, qu’on a fait breveter sous forme d’enveloppe Soleau. Enfin, en 1999, j’ai été promu chef d’atelier principal, avant de prendre ma retraite cette même année.

Deux moments ont particulièrement marqué ma carrière. Le premier, c’était en 1987, lors du premier licenciement massif à la Manu, où près de 200 personnes ont perdu leur emploi. Ça a été très dur pour tout le monde. Le second, c’était l’incendie de 1995. On a vraiment eu peur que la Manu ne ferme pour de bon. Mais dès le lendemain, les ouvriers se sont mobilisés pour aider, et on était tous sur place pour faire ce qu’on pouvait.

La Manu a longtemps été le cœur de Morlaix. La sirène du matin et celle de l’après-midi rythmaient nos journées. Les salaires étaient plus élevés qu’ailleurs, ce qui faisait que beaucoup de familles morlaisiennes voulaient y travailler. Dans ma famille, ma grand-mère, mes tantes, ma cousine et même ma belle-sœur ont travaillé à la Manu. C’était commun ici.

Quant à l’ouverture de l’Espace des sciences, je trouve que c’est une superbe initiative. La Manu n’est pas devenue une friche industrielle, et au contraire, elle s’ouvre à la ville. Depuis 4 ans, je travaille avec l’équipe de l’Espace des sciences, notamment avec le restaurateur Morel. On restaure les anciennes machines et on les remet en marche. C’est aussi un plaisir de partager mes souvenirs avec eux. Les jeunes peuvent découvrir l’histoire de ce lieu et apprendre un peu de mécanique, une compétence qui se perd. Pour moi, c’est une grande satisfaction d’avoir pu transmettre mes connaissances sur les machines et les produits que l’on fabriquait ici autrefois.

Édith Corbel Castel, ouvrière à la Manu de 1972 à 1991

Je suis entrée à la Manu en mai 1972, peu après la naissance de ma troisième fille. J’ai commencé à la chique, là où travaillait déjà ma mère, mais j’ai dû changer à cause des crises de foie provoquées par l’odeur du tabac mouillé. Par la suite, j’ai travaillé au Ninas, sur une machine appelée « capeuse » pour fabriquer des cigares. J’ai aussi travaillé aux Havanitas, à la couperie, et au paquetage. Mon poste préféré, c’était sur les machines pour confectionner les cigarillos, car j’étais avec mes copines. Puis, j’ai travaillé au paquetage, où c’était moins difficile, sans la pression du rendement. J’ai passé 20 ans à la Manu et j’ai quitté l’entreprise en 1991, quand l’opportunité de partir à la retraite s’est présentée pour les mères de trois enfants.

Ce qui m’a marquée à mon arrivée, c’était de travailler avec des personnes plus âgées. Ma mère travaillait déjà à la Manu, elle avait commencé après la guerre, à 45 ans. Quand je suis arrivée, j’avais 26 ans, et chaque année, de nouvelles recrues arrivaient pour remplacer les travailleurs embauchés après la guerre. On recrutait beaucoup, on voyait arriver des jeunes par groupes de 10, 15, voire 20.

Les machines m’ont aussi impressionnée, elles étaient un peu effrayantes au début. C’était un travail qui demandait de la minutie et un certain savoir-faire, mais une fois que je maîtrisais la machine, j’étais fière du travail accompli. Aller travailler le matin, c’était un plaisir. Mais le plan social de 1987 a été un choc. L’annonce a été brutale, et l’ambiance a changé. La solidarité entre nous s’est affaiblie, chacun essayait de garder sa place. J’ai eu la chance de pouvoir partir, et j’en ai été soulagée.

La Manu a toujours eu une grande importance pour Morlaix. C’était une fierté d’en faire partie, surtout quand plusieurs générations y travaillaient. Ma grand-mère y était, puis ma mère, et plus tard, ma nièce a aussi intégré les ateliers. La fermeture a été un coup dur pour toute la ville, pas seulement pour les ouvriers, mais aussi pour les commerçants. La Manu faisait vivre Morlaix, c’était un pilier de l’économie locale.

Concernant la réouverture du site et sa transformation en Espace des sciences, je dois dire qu’au début, je ne voyais pas ce qu’on pourrait faire d’un lieu comme celui-là. Mais la transformation est magnifique. Les murs ont une histoire riche, et c’est important de la préserver, de la partager avec les générations futures. Je suis très émue de voir que cet endroit continue à vivre et à raconter son histoire.